Séparer les œuvres des artistes ? Impensable nous direz vous ! Mais savez-vous seulement qui se cache derrière vos flacons de parfums préférés ? À l’occasion de la deuxième édition de la Paris Perfume Week, nous avons l’immense honneur d’accueillir les parfumeuses et parfumeurs célèbres qui font rayonner la parfumerie contemporaine. Si certains ne se présentent plus, tous se raconteront, revenant aussi bien sur leur parcours que sur leurs créations légendaires.
Parmi ces brillantes têtes d’affiche, un invité de taille : Jean-Claude Ellena.
On associe immanquablement Jean-Claude Ellena à la parfumerie Hermès, à laquelle il a apporté pendant douze ans un souffle lumineux, fait d’histoires racontées et d’audace limpide, à l’écart des modes et du marketing. Ses créations ne crient jamais pour se faire entendre, préférant l’élégante évidence d’une formule élaguée, essentielle, au brouhaha d’une écriture chargée. Histoire de vous faire patienter jusqu’au 23 mars et de vous mettre l’effluve au nez, nous vous proposons de (re)découvrir un entretien avec le parfumeur, extrait de l’ouvrage Sentir, ressentir. Parfumeurs, odeurs et émotions, publié en 2019 aux éditions Nez.
Vous considérez avoir inauguré la deuxième période de votre carrière avec l’Eau parfumée au thé vert de Bulgari. La formule en est particulièrement courte, et cette palette simplifiée reste votre marque de fabrique.
Jeune parfumeur, j’ai voulu dépoussiérer la manière de travailler et de créer le parfum. La palette des parfumeurs comportait alors de 2000 à 3000 notes, je l’ai ramenée à quelques centaines. Le but n’était pas de réduire mais de simplifier, pour permettre un travail plus précis. Je n’ai pas besoin d’avoir de nombreuses versions d’une même note, je préfère éviter les redondances et privilégier la qualité. Par exemple, si je veux une note de jasmin, j’évite d’en associer plusieurs dont les subtilités seront de toute façon noyées dans le résultat final. Il me faut le bon jasmin, utilisé à bon escient. Edmond Roudnitska disait : « Soyez toujours simple dans ce que vous faites. » Dans mes formules, chaque note a son rôle. Si je m’interroge sur la place d’une note dans la composition, c’est mauvais signe… et cela déclenche un nouvel essai, sans cette note. Lorsqu’il n’y a plus rien à enlever ni à ajouter, alors le parfum est terminé. C’est cette manière de faire, dans la justesse d’une formule sans détour et qui parle d’elle-même, qui me tient à cœur.
Être simple, voire minimaliste, est-ce accepter de repartir à zéro pour chaque projet ?
Dans la création, c’est le processus de pensée qui est important. Si, dans un nouveau projet, je pars d’une base existante, si je me réfère à un traitement connu et habituel d’une note, ou si je prends comme point de départ ce que j’ai déjà fait, alors je ne crée rien. Je ne fais que modifier à la marge une forme qui existait déjà et le résultat ne sera que l’énième version d’un modèle. Cela ne m’intéresse pas. À chaque instant, je cherche à penser autrement. Égrener les stéréotypes n’est pas mon travail : peut-être certaines de mes créations ont-elles pu, par leur succès, donner naissance à des formes répertoriées. Ma manière de faire, plus moderne et précise, pourrait ainsi sembler archétypale d’un certain genre de parfumerie. Mais cela reste une conséquence, presque une coïncidence, car je ne cherche à établir aucun modèle. Bien au contraire, je m’applique constamment à sortir des schémas existants et à ne proposer que des prototypes.
Puisqu’il n’y a pas de recette, il faut que l’idée du parfum soit très forte, entièrement pensée avant que le travail de formulation ne commence ?
Oui, si j’étais couturier je taillerais directement une robe entière sur le mannequin et, si le modèle ne convenait pas d’emblée, alors il faudrait tout recommencer. Le travail ne commence pas au laboratoire, loin de là. Lorsque j’ai un projet, tout mon cerveau travaille dessus, constamment. Dans mon quotidien, tout est ouvert pour m’aider à trouver des solutions, des inspirations. Tout peut me parler : une odeur bien sûr, mais aussi un lieu, un paysage, une rencontre, une expression utilisée dans une discussion. C’est ainsi que travaillait Jean Giono : l’écrivain faisait énormément de recherches, tout était prétexte à récupérer une information. Comme lui, quand l’idée d’un parfum mûrit dans ma tête, je «maraude».
Comment passez-vous de ce travail de collecte à la formulation du parfum ?
Lorsque j’arrive au laboratoire, mon travail est de trouver, dans un grand jet, la bonne expression parfumée par rapport à l’idée très complète que j’ai. Tout le matériel est déjà là, et il ne me reste plus qu’à lier de la manière la plus simple possible toutes les informations recueillies à droite à gauche. La page de la formule se remplit assez vite : il doit se passer quelque chose tout de suite, le parfum doit déjà être là. C’est ce premier travail qui me sert ensuite de point de comparaison, et non mes précédents travaux ou les formes existantes. Si un parfum nécessite trop d’essais, c’est qu’on ne sait pas où l’on va, qu’il n’y a pas d’idée forte pour le porter.
En somme, c’est l’importance du travail de pensée et de conception qui permet d’offrir un parfum simple à appréhender ?
Oui. Les odeurs sont un matériau à manipuler, à métamorphoser, comme un écrivain travaille les mots. En cuisine, lorsqu’un plat est bon, on ne se perd pas en conjectures sur les ingrédients, l’assaisonnement… on le goûte, on l’apprécie. En parfumerie, je fuis cette approche qui consiste à fournir au public une analyse des notes, ce qu’on appelle la « pyramide ». J’ai besoin de dire l’odeur autrement qu’en la décortiquant. Je n’offre pas une énième recette, mais un parfum qui a et raconte sa propre histoire. La rencontre avec le public est ainsi l’interaction entre deux entités «vivantes» et porteuses de leur sens. Avec ces histoires en parfums, je cherche à proposer de nouveaux codes, sans pour autant choquer. C’est si facile de choquer, il suffit pour cela de concentrer en excès telle ou telle note pour attirer les réactions. Mais ensuite, a-t-on inventé quelque chose ? Si je propose des prototypes, c’est au sens premier du terme. Il ne s’agit en aucun cas de bizarreries ou d’objets tapageurs. Je ne crée pas des parfums bruyants, et je sais que cette légèreté peut parfois être reprochée à ma parfumerie. Si l’histoire fonctionne, si elle est belle, nul besoin de crier pour qu’elle soit entendue et touche son public
Retrouvez Jean-Claude Ellena sur la scène Smell Talks le 23 mars à 18 heures pour une Masterclass exclusive.
Et pour d’autres découvertes olfactives, l’intégralité du programme sera bientôt disponible sur le site, restez à l’affût !
Cet entretien a été mené par Cécile Clouet, pour l’ouvrage Sentir, ressentir. Parfumeurs, odeurs et émotions, publié par Nez.
Photo : Baptiste Lignel